Un accompagnement narratif après un suicide sur le lieu de travail

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Cet article a été publié dans « Comprendre et pratiquer l’approche narrative » (Interéditions). Sa traduction en anglais est également parue dans « Explorations, e-journal du Dulwich centre » en 2009 (Narrative coaching in a professional community after a suicide.pdf).

Le jeudi 12 avril 2007, en rentrant du travail, Jean-Louis Marquis se gara devant chez lui et alla chercher son fusil de chasse dans le coffre de sa Peugeot 407 de fonction. Puis il s’assit au volant et se tira un coup de fusil dans la bouche.

Sa femme appela son employeur le lendemain à la mi-journée pour le prévenir. Jean-Louis travaillait pour une entreprise de travaux publics familiale implantée de longue date dans les Landes, qui avait été rachetée deux ans auparavant par un grand groupe américain avec des filiales dans de nombreux pays. Il avait y travaillé 25 ans en tant que Délégué Technico-Commercial pour le département des Pyrénées Atlantiques. Il était convoqué la semaine suivante au siège, à Paris, pour un entretien de « recadrage » avec le DRH central.

Lorsque la standardiste apprit la nouvelle, elle se trouva mal. Ses collègues la voyant tomber vinrent à son secours et lorsqu’elles surent ce qui s’était passé, eurent ce que le Directeur du site qualifia de « crises d’hystérie ». La déléguée syndicale convoqua tout le monde dans la grande salle de réunion, monta sur une table et fit un discours où la responsabilité de l’entreprise était clairement mise en cause. Les femmes pleuraient, les hommes serraient les poings. L’établissement se mit en grève, les salariés erraient dans les locaux en ressassant des griefs contre le Groupe qui n’avait selon eux apporté que du mépris et du malheur depuis le rachat.

Le 15 avril, le DRH central descendit de Paris en urgence sur le site, accompagné par le Directeur des Opérations. Il réunit les 30 salariés et leur expliqua que le Groupe n’était pour rien dans cette tragédie, dans la mesure où Jean-Louis Marquis avait ce qu’il appela « un problème d’alcool » depuis de nombreuses années. L’entretien auquel il était convoqué ne visait pas du tout à son licenciement mais à étudier avec lui « de façon humaine et informelle » des solutions à ce problème, ajouta-t-il.

Après l’enterrement, où la veuve avait refusé de voir assister le moindre représentant de l’entreprise (plusieurs collègues et amis y étaient à titre personnel), l’ambiance était explosive. L’activité était au plus bas, les menaces de grève toujours fortes, le moral déplorable. Le Directeur du site fit une note au Siège d’où il ressortait :

  • que les objectifs de production ne seraient pas atteints pour ce trimestre,
  • que la situation était instable sur le plan social,
  • que la visite du 15 avril avait plutôt empiré les choses.En conclusion de quoi, il demandait à ce que soit mise en place d’urgence une cellule d’aide psychologique afin de montrer aux salariés que l’entreprise se préoccupait de l’impact du suicide de leur collègue sur leurs vies, et que l’activité puisse reprendre dans des conditions normales.La pratique classique des cellules d’aide psychologique consiste à faire travailler les gens sur le trauma dans le but de les rendre capables de le dépasser. Pour cela, les intervenants leur demandent de raconter une ou plusieurs fois ce qu’ils ont vécu et cherchent à faire s’exprimer les émotions associées au trauma et situées métaphoriquement « à l’intérieur » de la personne, émotions dont la théorie psychologique postule qu’elle doivent « sortir » sous peine de bloquer le « processus de deuil » et d’empêcher la personne de « dépasser » l’histoire traumatisante. Je mets entre guillemets tout ce qui me semble appartenir à la métaphore psychologique classique et aux récits qu’elle produit sur les victimes d’attentats ou de traumas.

En ce qui me concerne, je m’efforce d’appliquer dans mes interventions les idées de Michael White et de David Epston sur la construction narrative et sociale de l’identité. Ces idées aboutissent à la conclusion que le récit répété du trauma produit plus de mal que de bien dans la mesure où il « épaissit » la version traumatisée de l’individu dépeint comme « victime ». Mais dans son obsession de « faire sortir les émotions », le processus d’accompagnement classique ignore ou néglige de mettre en valeur la façon dont les personnes s’organisent pour résister au trauma, pour en diminuer l’impact ou les effets, pour lui donner un sens qui le rende compréhensible, mobilisent leurs savoirs et leurs ressources afin de reprendre un parcours résilient, en créant des réseaux de solidarité pour renforcer ces initiatives.

Inutile de dire qu’en France, ces idées apportées depuis 2004 ne sont pas encore très diffusées, surtout dans le stress d’une situation de crise où toute approche différente peut alimenter la crainte d’une « explosion sociale » ou d’une réplication des suicides comme cela s’est malheureusement produit dans plusieurs entreprises telles que Renault par exemple. Dans le discours classique des Directions d’entreprises, le suicide d’un salarié est présenté au monde comme le résultat d’une pathologie individuelle ou de « problèmes personnels « , sans que la culture de l’entreprise et sa contribution à la création de ces problèmes ne soit jamais interrogée autrement que par les syndicats sur un mode revendicatif.

La requête du Directeur de site rencontra un écho favorable auprès de la Direction des Ressources Humaines, laquelle s’adressa à son cabinet de coaching habituel afin qu’il trouve un praticien local qui puisse intervenir de toute urgence sur le site, avec l’exigence qu’il soit psychologue clinicien diplômé.

Le cabinet de coaching me consulta le 20 avril en tant que professionnel de l’accompagnement établi dans le Sud-ouest. Je proposai d’intervenir, mais n’étant pas psychologue clinicien, je ne correspondais pas au cahier des charges. Je donnai donc des contacts, non sans interroger cette exigence impérative de l’entreprise sur l’intervention d’un « clinicien », qui m’évoquait le fait que la communauté avait, selon la Direction, besoin de « soins » dans une situation où elle était « victime » d’une « pathologie » (sa réaction violente au suicide et les évènements qui avaient suivi). Exiger l’intervention d’un tel expert en dysfonctionnements assimilait donc leur réaction au mieux à un pétage de plombs émotionnel, au pire à une déréliction psychologique collective. Ceci présentait éventuellement plusieurs avantages :

- se dédouaner vis à vis du siège américain en montrant que le suicide de Jean-Louis Marquis et toute l’agitation qui l’avait suivi était le résultat d’un ensemble de processus pathologiques localisés dans la filiale et qui n’avait strictement rien à voir avec la politique d’acquisition et d’intégration menées en France,

- suggérer que les salariés étaient traumatisés par le suicide de leur collègue et non par les causes qui avaient favorisé ce suicide : isolement, indifférence, non prise en compte des spécificités locales, absence de respect, instruction absurdes et contradictoires descendues du siège et relayées servilement en l’état,

- concentrer l’attention des salariés eux-mêmes sur le fait qu’ils ne parvenaient pas à « digérer » ce suicide et que leur colère et leur peine constituaient des réactions pathologiques et anormales : ils avaient donc besoin d’aide,

- enfermer ainsi chacun dans ses propres réactions émotionnelles et empêcher toute forme de solidarité dans la communauté ainsi que toute réflexion collective qui aurait visé à replacer cet événement dans le contexte plus global de la culture de cette entreprise et de ce que cette culture exigeait des collaborateurs pour les juger acceptables.

Aucun des psychologues cliniciens contactés n’accepta de coopérer et effectivement, ce n’était pas leur métier, mais l’entreprise jugea sévèrement ce qu’elle considéra comme un « refus de travailler », ou des « défections », ou de la « trouille ». En désespoir de cause et après quelques jours d’atermoiements, je restai le seul candidat disponible et volontaire pour prendre en charge cette mission et je fus donc jugé suffisant.

Avant de me rendre sur le site, j’appelai le Directeur local ainsi que le Chef Comptable, qui faisait également office de correspondant RH. Le premier me fit clairement comprendre que l’intervention se faisait à sa demande expresse et qu’il souhaitait comprendre comment j’allais procéder exactement afin d’être certain que mon intervention « n’allait pas faire plus de mal que de bien ». Le second parut rassuré d’apprendre que je n’étais pas psychologue clinicien mais consultant RH : « au moins, vous n’allez pas nous allonger sur le divan ! » me dit-il.

En rentrant dans les bureaux paysagers de l’entreprise, je fus dévisagé par des regards curieux. Manifestement, tout le monde savait qui j’étais et ce que je venais faire. Au premier abord, l’ambiance était studieuse, efficace, chacun vaquait à ses tâches. Je dis à la personne la plus proche que je venais voir M. Sanchez, le Directeur du site. « Asseyez- vous, je vais le prévenir », me dit-elle. Puis décrochant son téléphone : « M. Sanchez ? Le psy est là ».

Mon entrevue avec Raoul Sanchez dura environ deux heures, pendant lesquelles il me présenta longuement le Groupe, ses filiales en Europe, et le site landais. Je l’interrogeai sur le sens qu’il donnait personnellement au suicide de Jean-Louis Marquis :

« N’allez pas croire ce que les gens racontent : ça n’a rien à voir avec sa convocation.

- comment le savez-vous ?

- j’avais parlé avec lui deux jours avant. Il était persuadé que le Groupe allait le virer. J’ai essayé de le rassurer.

- pourquoi vouliez-vous le rassurer ?

- parce que j’avais peur qu’il fasse une grosse bêtise. Il en avait déjà parlé à des collègues.

- que lui avez-vous dit pour le rassurer ?

- ben… que le boulot, n’importe quel problème de boulot, ça ne justifie pas qu’on se foute en l’air. Et vous voyez, ça n’a servi à rien, ça n’a rien empêché.

- pourquoi avez vous souhaité une intervention psychologique ?

- pour les gens, pour les aider à faire leur deuil.

- vous avez l’impression qu’ils ont besoin d’aide ?

- oui, je pense qu’ils se sentent coupables… »

Voyant que Raoul Sanchez ne savait pas comment annoncer mon intervention aux salariés, je lui proposai d’organiser une petite réunion improvisée au cours de laquelle je leur parlerais de mon intervention. Il était impossible de réunir tout le monde car certains commerciaux étaient en clientèle à l’extérieur, mais une quinzaine de personnes purent se rendre disponibles.

- je me présentais, ainsi que mon cabinet,

- je précisais que je n’étais pas psychologue clinicien, mais consultant d’entreprise, d’orientation narrative,

- je leur dis que le terme de « cellule d’aide psychologique » ne convenait pas pour désigner ce que je faisais

- que confrontée au suicide d’un de ses membres, leur communauté était probablement traversée par des sentiments et des idées multiples, peut-être contradictoires.

- que je leur proposais, pour ceux qui seraient d’accord, une conversation individuelle. Cette conversation serait entièrement confidentielle, ce que je garantissais devant leur Directeur. Elle aurait pour thème le sens qu’ils donnaient au geste de leur collègue et comment ils y réagissaient personnellement,

- que ces entretiens seraient suivis par un rassemblement de l’ensemble de la communauté autour du thème du suicide de Jean-Louis Marquis et de ce qu’il signifiait pour la communauté.

- je terminais en répétant que rien de tout cela n’était obligatoire pour qui que ce soit.

Il n’y eut pas de réactions ou de questions et les gens quittèrent la salle en silence.

Le lendemain, j’eus une demande de « conf. call » (conférence téléphonique) avec les Directeurs de la Filiale France, à Paris. Après les présentations d’usage, ils me dirent que j’étais « globalement bien passé » mais ils me reprochèrent d’avoir organisé cette réunion du personnel de ma propre initiative, sans en demander l’autorisation. Ils me dirent qu’ils souhaitaient que mon aide soit purement limitée à l’accompagnement individuel, un rassemblement risquant selon leurs termes de « dégénérer en procès du Groupe » et de « basculer dans le psychodrame ».

Ici, on voit apparaître l’idée du coach comme complice d’une pratique normalisatrice, appointé et instrumentalisé comme médicament sédatif ou outil de la volonté de la Direction au service du contrôle de la communauté. Il est donc important que la Direction puise contrôler le coach :

- en lui rappelant qu’il est un employé censé fournir une prestation calibrée et agréée contractuellement,

- en l’installant dans un rapport de sujétion,

- en lui demandant des comptes en permanence.

Je leur expliquais en quoi consistait un rassemblement communautaire narratif et notamment, qu’il permet à une communauté de mobiliser ses propres ressources pour réagir à un trauma, négocier ses différentes significations, et produire une histoire de guérison collective. Je suggérai que des gens du Siège (donc eux-mêmes) se déplacent sur le site pour être des témoins extérieurs des histoires qui seraient exprimées, ce qui serait une façon d’honorer à la fois le collaborateur disparu et la démarche de ses collègues. La réaction fut vive. Le Comité de Direction trouvait qu’il s’agissait là d’une très mauvaise idée et qu’il y avait toutes les chances que s’ils étaient présents, « ça parte en live ».

Les entretiens individuels ont été souhaités par environ la moitié des collaborateurs, uniquement des femmes. Je me suis étonné de cet état de choses auprès de mes interlocutrices, qui m’ont expliqué (je synthétise les différentes réponses) :

- que dans la culture française et en particulier landaise, il existe un stéréotype de la masculinité qui interdit aux vrais hommes d’aller confier leurs états d’âme à une tierce personne (surtout un psy) ; ils sont censés s’en débrouiller tout seuls ou ne pas leur accorder d’importance,

- que leurs collègues masculins étaient aussi les plus proches collègues de Jean-Louis Marquis et que, n’ayant pas participé à la réunion improvisée lors de ma première visite, ils restaient sur l’idée qu’on leur envoyait un psy pour « les calmer » mais qu’ils n’avaient aucune envie de se calmer ni d’être calmés, leur colère étant vécue comme un hommage à Jean-Louis et une manifestation de leur volonté de confronter « virilement » l’entreprise qu’ils tenaient pour responsable.

Au cours des entretiens individuels avec les collaboratrices, j’ai suivi un plan très simple :

- à quel moment avez-vous appris le suicide de Jean-Louis Marquis ? Est-ce que vous pouvez me raconter précisément ce qui s’est passé, ce que vous avez pensé, ressenti, les idées que vous avez eues sur ce sujet ?

- quels sont les effets de ce suicide sur vous ? Sur vos relations avec vos collègues ? Peut- être sur votre moral ou votre image de vous-même ? Sur ce que vous pensez de cette entreprise ? Sur votre vision du travail ou de la vie en général ?

- est-ce que vous considérez que ces effets sont plutôt négatifs ou bien qu’ils peuvent comporter une part de positif ? Ou peut-être un peu des deux ?

- quelles expériences ou quelles idées vous ont permis de mettre les choses en perspective, de contrer ou de diminuer les effets de ce suicide sur les différents domaines dont vous avez parlé ?

- y a t-il eu quelqu’un en particulier qui vous ait aidé, par sa présence, par son enseignement, par ses paroles, par ses idées, à contrer les effets de ce suicide dans votre vie ?

- ces expériences et ces idées sur le suicide et sur la mort, est-ce que vous voulez bien m’en parler un peu plus en détail et notamment me raconter comment vous les avez acquises ou bien si elles correspondent à la culture de votre famille ou d’une communauté (religieuse, ethnique…) à laquelle vous vous rattachez ?

Ces entretiens ont été très riches et jugés comme utiles par les salariées. Une seule personne en a demandé un second. Voici certaines choses que j’ai pu apprendre à l’occasion de ces conversations :

- le suicide de Jean-Louis Marquis provoquait un sentiment de colère et d’injustice étroitement lié au sentiment de colère et d’injustice déjà présent et développé au fil des mois au sujet de la façon dont le Groupe américain avait traité cette petite filiale landaise depuis le rachat,

- cette façon était qualifiée de méprisante, hautaine, peu respectueuse des individus, de l’entreprise et de la culture (« ils détestent les Français »), centrée sur la volonté d’étouffer toute spécificité locale et de détruire les méthodes mises au point depuis 25 ans,

- ceci passait notamment par l’imposition autoritaire d’objectifs non négociés et considérées comme irréalistes ainsi que l’obligation de changer de système d’information et de tout basculer sur l’ERP du Groupe sans consultation ni formation, obligation vécue comme brutale et arbitraire,

- assez généralement, l’entretien auquel Jean-Louis Marquis était convoqué était considéré comme un entretien de pré-licenciement lié à son âge et à son manque de souplesse (pour ne pas parler de son manque d’enthousiasme) dans son adaptation au « nouveau régime », – cette analyse politique occupait l’essentiel des entretiens, les personnes identifiant très bien le sentiment de profonde injustice que faisait naître le suicide de leur collègue, un collègue qu’elles appréciaient parfois de façon modérée. Mais même parmi celles qui ne l’aimaient pas particulièrement, l’histoire de colère et d’injustice était très forte,

- en ce qui concernait ce qui leur avait permis de surmonter les effets de ce suicide, cette colère était bien identifiée comme un puissant vecteur de guérison (on se souvient que cette même colère était décrite par la Direction comme un symptôme pathologique nécessitant l’intervention d’un psychologue clinicien pour la « guérir »),

- mais surtout, chacune de ces personnes, à quelques exceptions près, avait une histoire de suicide ou de tentative de suicide d’un proche, d’un enfant, d’un voisin, voire d’elles- mêmes, et avait développé des compétences, des idées et des récits qui lui permettait de l’accepter, de lui donner un sens, de gérer la culpabilité. Par exemple : « le suicide est un geste malheureux que les gens portent en eux depuis toujours », ou « cela n’a pas seulement à voir avec l’entreprise, sinon on se serait tous suicidés depuis le rachat »…).

Au final, l’impression d’ensemble qui se dégageait était que cet événement n’était pas vécu comme un trauma (sauf pour une seule personne, qui travaillait directement avec lui) mais que les gens le liaient à un ensemble de comportements d’exclusion et de domination de la culture du Groupe vis à vis d’une culture minoritaire qui se sentait rejetée, l’histoire du suicide venant justifier et renforcer cette histoire d’exclusion. Considérée comme une provocation et épaississant encore ce récit dominant, la visite des responsables parisiens était interprétée comme un souci de « se dédouaner » en « salissant la mémoire de notre collègue ». Jean-Louis Marquis était décrit comme « un bon buveur qui savait faire la fête » mais en aucun cas un alcoolique dépendant (mais il est vrai qu’en Aquitaine, les définitions de l’alcoolisme ont une grande variation culturelle par rapport à Paris).

Je revins vers la Direction parisienne avec l’idée qu’ils puissent venir assister au rassemblement communautaire et entendre le désir de ces gens d’être reconnus pour ce qu’ils étaient, d’apporter leurs traditions professionnelles à un nouvel ensemble qui saurait les apprécier et le leur faire savoir, honorer leur colère et leur chagrin de ne pas être reconnus comme un témoignage de leur volonté d’être utiles et contributifs. Je suggérai aussi qu’ayant entendu ces récits, ils organisent un audit permettant d’aborder avec les salariés l’ensemble des sujets liés à l’intégration de la filiale, en considérant leur réaction au suicide de leur collègue non pas comme une menace mais comme l’occasion d’exprimer leur volonté d’être considérés différemment.

La Direction refusa à nouveau de participer, arguant cette fois-ci du fait que les plus proches collègues de Jean-Louis Marquis (ceux qui n’étaient pas venus aux entretiens) avait fait savoir qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Je compris au cours de cet entretien et au fil des questions que la Direction France était coincée entre ses filiales provinciales aux particularismes régionaux affirmés et une Direction Europe très exigeante, qui filtrait les informations en provenance et à destination du Siège, et constituait la véritable entité normalisatrice, demandant en permanence des tableaux chiffrés, des rapports, des projections, puis « redescendant » des consignes sans rapport lisible avec les données fournies. La Direction France avait pour mission d’expliquer ces consignes qu’elle ne comprenait pas toujours elle-même et de les faire appliquer sur le terrain. Le fait qu’un salarié ait besoin de comprendre les ordres pour les exécuter ne faisait pas partie de la culture du Groupe.

Intéressé par cette situation et les effets qu’elle pouvait avoir dans leur vie, je leur proposai de « monter » les rencontrer fin de préparer leur venue en tant que témoins extérieurs, de parler du sens qu’ils donnaient à ce système de circulation de l’autorité, et de la façon dont ils s’y prenaient pour arriver quand même à atteindre leurs objectifs et maintenir une certaine logique dans leur vision de leur travail. Mais je compris aussi que l’une des stratégies de résistance qu’ils utilisaient couramment consistait à mentir à la Direction Europe et à lui dire que tout allait bien afin d’avoir la paix. L’intégration de cette filiale était censée avoir été prise en charge et accompagnée sans anicroche. Le suicide de Jean-Louis Marquis devait donc être présenté comme le geste désespéré et isolé d’un homme dépressif en proie à un grave problème d’alcool et la réaction de colère des salariés du site comme un syndrome post-traumatique pour lequel les mesures adéquates avaient été déployées en temps et en heure.

C’est donc regrettant qu’aucun représentant de la Direction France ne soit présent que je proposai aux salariés du site une cérémonie définitionnelle organisée de la façon suivante :

- chacun était libre de prendre la parole s’il le souhaitait ou de garder le silence, le fait d’être présent à cette réunion constituant déjà un hommage à la mémoire de leur collègue,

- l’objectif de la réunion était de parler de Jean-Louis Marquis,

- il était proposé à chacun de s’exprimer sur les points suivants :

1. Quelle image il conservait de lui,

2. Raconter une histoire qui permette d’illustrer cette image et de la faire partager,

3. Dire où il en était aujourd’hui, quelles idées il avait sur le suicide de ce collègue et comment ces idées impactaient éventuellement sur son activité professionnelle et sur sa vie personnelle,

4. Ce que cela lui inspirait comme leçon ou comme résolution pour l’avenir.

Cette cérémonie fut très forte, fraternelle, drôle et émouvante, avec de nombreuses histoires et une atmosphère de respect, ceux qui ne parlaient pas étaient actifs et influents par leurs réactions. L’entreprise fut « raisonnablement » mise en cause, avec plus d’amertume que de haine, sans que la réunion ne « parte en live » à aucun moment. Aucun ordre de passage n’étant imposé, les interventions se succédaient en rebondissant les unes sur les autres. A la fin, la discussion devient générale autour du fait de savoir quelles initiatives prendre afin qu’un tel événement ne se reproduise jamais et que leur collègue « ne soit pas mort pour rien ». Consciente qu’elle ne pouvaient rien attendre de la maison- mère, la communauté décida de resserrer ses liens, d’être plus attentive aux signes de détresse donnés par ses membres et de se réunir périodiquement autour d’un verre pour fêter un nouveau marché, une réalisation, ou tout simplement pour le plaisir de se voir, prenant ainsi en charge l’initiative de la reconnaissance et de la protection qu’elle ne recevait pas de sa Direction.

Je ne connaissais pas à l’époque les techniques de documentation (textes, livres, chansons…) utilisées pour renforcer l’impact des nouvelles histoires de la vie des communautés, et je n’avais pas eu l’idée d’emmener avec moi une «équipe réfléchissante » extérieure à l’entreprise, ni de proposer à la famille de Jean-Louis Marquis d’être les témoins. Michael White, David Denborough et plusieurs autres auteurs (1 David Epston, Cheryl White, Jill Freedman, Harlene Anderson notamment) ont en effet établi que le fait qu’un récit puisse avoir un public extérieur, un public qui puisse en restituer ce qui l’a marqué et l’influence que ce récit a pu avoir sur sa conception de la vie, permet de développer très fortement la reconstruction de l’identité collective ou personnelle. J’aurais pu insister pour avoir des représentants de la Direction, ou bien documenter ce rassemblement (textes, photos…) et aller faire réagir la Direction sur ces documents. Même si du point de vue de cette communauté, cette démarche a permis de « renouveler leur sens de vivre ensemble », il manquait les renarrations extérieures qui lui auraient permis de renforcer son sentiment du sens d’être ensemble.

Je me suis donc borné à faire mon propre témoignage axé sur :

- ce qui m’avait touché : le moment où ils étaient passé d’une suite de témoignages à une conversation générale,

- l’image qui m’était venue de ce qui était important pour eux : une responsabilité partagée sur le fait de prendre soin les uns des autres comme une famille où chacun protège les autres,

- à quoi cette image était liée dans ma propre vie : mon rôle de parent,

- et ce que j’en retirais pour l’avenir : le fait d’être conscient de la capacité des communautés à prendre en charge leur propre destin.

Quelque temps après, la Direction me fit savoir qu’elle était satisfaite : il n’y avait pas eu d’explosion sociale, le niveau de performance était revenu à la normale. Elle avait finalement retenu l’idée d’un audit d’organisation mais au lieu de le confier à un cabinet extérieur, elle avait envoyé quelqu’un du service des Ressources Humaines pendant deux jours, mission dont il revint en concluant… qu’il n’y avait pas de problème.

En conclusion, pour moi, l’intérêt de cet accompagnement est :

- qu’il montre comment les idées narratives peuvent être appliquées à l’accompagnement d’une situation de crise dans cette communauté particulière qu’est l’entreprise,

- qu’il montre les limites de mon intervention en termes de processus (absence de témoins et de documentation) et le fait que cela n’a pas permis à la Direction de reprendre contact avec sa filiale autour d’une idée de communauté France, ou Groupe,

- qu’il montre comment une communauté est capable de produire en interne la reconnaissance dont elle a besoin,

- qu’il montre l’absolue différence entre les niveaux de demande que le praticien doit gérer lorsqu’il intervient en entreprise et l’effet qu’un système produisant des demandes contradictoires peut avoir sur lui notamment en cherchant à le rendre solidaire de certains éléments du système (et en disant cela, je suis conscient d’une certaine solidarité avec la communauté du site, des mécanismes de cette solidarité et du gauchissement de perspective qui en résulte potentiellement chez moi),

- il laisse ouverte la question de savoir comment le praticien peut répondre à ces effets en se référant à une pratique professionnelle fondée sur le décentrage, l’accueil de tous les points de vue, mais également l’idée de donner systématiquement la parole aux voix minoritaires et de transporter cette parole grâce à des formes de documentation appropriées,

- même si ces communautés ne se vivent pas comme telles, ne sont pas ou peu en relation les unes avec les autres, ou bien coincées dans une relation pauvre limitée à un enclenchement fonctionnel qui a pour effet (et peut-être pour but inavoué) de l’empêcher de se penser comme une communauté.

Pierre Blanc-Sahnoun