Une traversée du miroir

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UNE SEMAINE DERRIÈRE LES PORTES D’UN CADA
UNE TRAVERSÉE DU MIROIR POUR RENCONTRER AUTREMENT TROIS MIGRANTS


Je dédie cet article à Gezim, Walid,
Fatjon et leurs familles, ainsi qu’à tous les
autres demandeurs d’asile dont j’ai croisé la
route. Je les remercie pour la confiance qu’ils
m’ont témoignée, malgré mon impuissance.



En ces heures sombres, où un projet de loi asile et immigration qualifié par Amnesty International de “texte dangereux” vient d’être approuvé par l’Assemblée Nationale et attend d’être validé par le Sénat, j’ai décidé de prendre la plume et de témoigner.

En effet, travaillant dans un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile (CADA), rencontrant des familles au quotidien, je voudrais témoigner de l’écart qu’il y a entre les personnes que je rencontre et ces représentations de l’étranger que j’entends parfois et que cette législation du soupçon, contribue à désigner comme coupables aux yeux de la société civile.

Aujourd’hui, je souhaite partager ma rencontre avec trois hommes migrants, des pères, des maris et des fils qui se sont succédés dernièrement dans mon bureau, au cours d’une seule petite semaine particulièrement difficile pour eux.... et pour moi, avec eux.

Il s’agit en ouvrant une porte sur ce qui se déroule dans mon bureau de travailleur social, de vous faire partager quelques fragments de leur histoire qu’ils y ont déposés, ainsi que mon regard sur eux.

Chacun à leur manière, ils m’ont touchée par leur humanité, leur humilité, leur bienveillance, leur souci de l’autre, y compris à des moments où la terre sur laquelle nous les accueillons semble se transformer, sous leurs pieds, en sables mouvants.

Laissez moi vous parler d’abord de Gezim. Je le revois lors de la rédaction de son recours (contre la décision de rejet de sa demande d’asile par l’OFPRA), me parler avec émotion et simplicité de sa vie en Albanie, de sa terre qu’il aimait et qu’il cultivait pour faire vivre sa famille. Il a partagé avec moi son espoir d’un avenir meilleur qui l’a conduit à louer un lopin de terre supplémentaire pour travailler davantage et offrir un peu plus à ses enfants. Mais c’est justement en raison de cette ambition, ô combien légitime et honorable, valorisée par notre société capitaliste, que tout a basculé.

Il a dû alors s’arracher à cette terre dans laquelle il se reconnaissait, pour se protéger, lui et les siens. Aujourd’hui, c’est via google maps, sur son téléphone, qu’il contemple longuement, avec nostalgie, ce qui lui appartenait jadis et où il avait imaginé vivre et vieillir avec sa femme et ses enfants. Il aimerait pouvoir travailler en France, mais la loi ne l’y autorise pas pendant sa demande d’asile.

Cet homme était paysan dans son pays, il n’a pas fait d’études et pourtant il me surprend souvent par son intelligence humaine, sa curiosité de l’autre et son envie de comprendre ce qui l’entoure. Dans les groupes de parents auxquels il participe, ses paroles sont apaisantes et mettent du baume sur les angoisses de ses voisines. D’ailleurs, les enfants privés de père ne s’y trompent pas et grimpent volontiers sur ses genoux accueillants. Les événements qui l’ont amené à fuir son pays et la migration l’ont transformé. Il a dû apprendre à faire la cuisine pour prendre le relais de sa femme terrassée par la dépression. Et puis, tout ce temps libre, dont il n’était pas coutumier, lui a offert la possibilité de prendre soin de ses enfants au quotidien.

Malheureusement, la France a refusé de les accueillir. La réponse est tombée cette semaine, par une ordonnance de la CNDA (Cours Nationale du Droit d’Asile) qui n’a même pas pris la peine de les entendre. Ils viennent d’un pays dit "sûr".

Sa femme, a alors prononcé ces mots. "Plutôt mourir ici que de retourner là-bas".

Sa fille a demandé si, comme l’année dernière, ils fêteraient son anniversaire dans la rue. Je me suis demandé si son anniversaire sonnera à jamais pour elle, le rappel du rejet dont sa famille et elle font l’objet ?

Il y a ensuite Walid, syrien, arrivé avec sa femme, ses enfants et sa mère depuis un camp de réfugié en Grèce, dans le cadre de la relocalisation des demandeurs d’asile à l’échelle européenne.

Au début, la rencontre n’a pas été facile. Il tempêtait, râlait, demandait sans cesse à obtenir une réponse là, ... maintenant, ...tout de suite. Mais cette agressivité masquait son angoisse et les mille questions qu’il se posait sur nos intentions, son avenir.

Un jour, durant un entretien, je l’ai vu blêmir en me voyant écrire. J’ai posé mon stylo, ai prononcé quelques mots. Il n’en a pas fallu plus pour qu’il déroule ses souvenirs d’un interrogatoire “musclé” dont il porte encore les stigmates. On ne le voit jamais en manches courtes, même au plus fort de l’été. Mais Walid ne parle pas de son corps, de ses douleurs. Même à l’OFPRA il n’a rien raconté de cette histoire douloureuse qu’il essaye d’oublier.

Malgré ces événements, il doute encore d’avoir été sain d’esprit lorsqu’il a décidé de jeter sa famille sur les chemins de l’exil.

D’ailleurs, je me demande parfois s’il n’y est pas encore, sur ces chemins. Sous ses yeux, d’un seul coup, mon bureau se transforme en une tranchée de plus de deux mètres de profondeur, dans laquelle ils ont dû sauter, avec sa femme enceinte, son fils sur son dos et sa mère épuisée. A l’écoute de son récit, je suis son regard vers la paroi opposée de mon bureau où j’ai presque l’impression de visualiser une corde qu’il me décrit et qu’il semble voir. Il me faut peu d’imagination pour, au fil de ses mots, me les représenter s’extraire de ce trou, à la force de leurs bras. Et puis, il me décrit cette montagne qu’ils ont dû gravir. Sa femme devant lui et sa mère derrière, qui peine. Et lui, qui ne peut les aider car ses bras supportent déjà son fils endormi. Enfin, ce bateau instable où ils se sont entassés à 80. Qu’aurait il fait si le bateau s’était renversé ? Qui aurait il sauvé ? Son fils ? Sa femme ? Sa mère ? Cette question le taraude encore aujourd’hui, lui, qui ne sait pas nager.... Il conclut en disant que décidément il avait perdu la raison le jour où il a décidé de s’exiler.

Et d’ailleurs, il ne comprend pas, comment il en est venu, de fil en aiguille, à me faire ce récit. Il était juste en train de m’expliquer qu’il n’arrivait pas à trouver l’envie d’apprendre le français, contrairement à sa femme et sa mère qui travaillent d'arrache-pied pour pouvoir s’exprimer en français.

En l’écoutant, je me dis que, sans doute, ces femmes ont pu éprouver sur ces chemins de l’exil, une force intérieure qu’elles ne soupçonnaient pas en elles. Mais Walid, lui, semble avoir rencontrer son impuissance, sa part d’ombre, de folie... la sienne et sans doute celle, plus vaste, de cette humanité bien mal en point. Aujourd’hui, il ne se reconnaît plus. Il attend un déclic qui lui donnera l’énergie de s’intégrer dans notre pays qui lui a signifié, d’ores et déjà, qu’il était prêt à l’accueillir.

Mais son rêve le plus cher, reste de pouvoir un jour, vivre de nouveau dans son pays, la Syrie, lorsque la paix y reviendra enfin.

Et puis, il y a Fatjon celui qui m’a appris à dire "faleminderit shumë" (merci beaucoup) en albanais, à force de me le dire à tout bout de champ.

Lui aussi a fui son pays, le Kosovo, un soir d’hiver, avec sa femme et ses deux enfants, il y aura bientôt 4 ans. Sa femme était enceinte et a accouché deux jours après leur arrivée en France. Elle se souvient avec émotion de leur marche sur les routes d’hiver, la nuit à un moment de sa vie où sa famille élargie aurait dû prendre soin d’elle. Elle se souvient aussi qu’elle ne comprenait rien à ce qu’il se passait. Car Fatjon ne lui avait rien expliqué. Il voulait la protéger, elle, si fragile après ce qu’elle a vécu pendant la guerre du Kosovo, alors qu’elle avait tout juste 15 ans.

En France, ils ont connu un accueil indigne, celui réservé aux “Dublinés”, ceux qui ont la malchance d’avoir dû donner leurs empreintes avant d’atteindre la France. Jusqu’à leur arrivée au CADA, ils ont vécu dans la précarité la plus totale. Monsieur s’est débrouillé pour faire vivre sa famille en travaillant au noir.

Arrivés au CADA, j’ai eu le sentiment que Fatjon et sa famille s’accrochaient à moi, à l’accompagnement que je leur proposais, comme un noyé à une bouée. C’est comme si, au CADA, il trouvait enfin un port d’attache où il espérait pouvoir larguer les amarres une bonne fois pour toute. Être pris en charge dans une institution lui a permis de souffler, de reprendre espoir en l’avenir et de lâcher prise. Une fois ses enfants scolarisés, la prise en charge de sa femme organisée, il a fallu se consacrer à la procédure accélérée de demande d’asile. Là, à sa demande, prudemment, j’ai dû trouver les mots qu’il ne pouvait prononcer, pour expliquer à sa femme les motifs de leur départ du Kosovo.

Lors des entretiens, comme souvent, j’ai été touchée par son récit. Les souvenirs des événements qui l’ont amené à quitter son pays sont encore tellement vifs, qu’en l’écoutant, il me semblait presque le voir, près de ce lac où des hommes inconnus l’ont tabassé, le menaçant sans cesse de l’y jeter. J’ai senti son angoisse qui l’a conduit à rester sur le qui-vive pendant les deux ans où il a payé 300€ par mois des hommes qui le rackettaient. Je l’ai vu se décomposer dans mon bureau, écrasé par la culpabilité d’avoir, un jour, explosé et frappé, sans réfléchir, ces hommes qui lui annonçaient que dorénavant ce serait 500€ par mois. Aujourd’hui encore, il ne comprend pas ce qui lui est passé par la tête ce jour là. Il aurait dû se taire, payer.... Ainsi, il n’aurait pas entraîner sa famille dans cette fuite inlassable, cette impasse.

D’ailleurs, le juge de la CNDA lui même, dans sa décision, lui a dit que ces explications, quant à sa "résistance à ces extorsions, n’étaient pas convaincantes". En effet, "son entreprise réalisait un bénéfice mensuel conséquent ne rendant pas insupportable la somme exigée, et ce paiement mensuel lui permettait de faciliter son commerce, notamment quant à l’obtention d’une place privilégiée sur le marché".

Quand j’ai lu cette décision, j’ai eu honte d’être d’un pays, la France, où un juge de la CNDA peut renvoyer aux personnes que vivre dans la peur et sous la menace est normal. Qui n’entend pas que les avantages pour le commerce de Fatjon sont liés à la corruption et la collusion de la police avec les mafias locales. Ne lisent-ils pas les journaux qui parlent des drames arrivés à ceux qui ont résisté ? Et comment font-ils pour se regarder dans la glace le matin ? Ou pour dormir d’un sommeil de juste ? Surtout si, comme Fatjon le pense, ils prennent leurs décisions avant même d’entendre les personnes venant de pays dits "sûrs".

La réponse négative à leur demande d’asile est tombée il y a un mois. Il doivent quitter le CADA cette semaine. Ils vont d’ailleurs le faire, même s’ils ne savent pas où aller.

Depuis cette réponse, j’ai senti mon dos se tendre, mes cervicales se bloquer. Mes nuits se sont raccourcies. J’ai tourné et retourné dans mon lit pendant de longues heures, rongée par la culpabilité de ne pouvoir faire plus. Je me suis sentie en colère. Contre le juge, contre mon pays, contre l’indifférence générale à ses situations qui produisent un tel gâchis humain mais aussi contre moi-même, qui collabore à ce système. Et je sais que je ne suis pas la seule intervenante sociale travaillant en CADA à ressentir ces émotions.

J’avais envie de fuir mon travail. Il aurait été tellement plus facile de fermer les yeux un mois, et d’oublier cette réalité insupportable.

Mais je suis restée à mon poste - écrasée par mon impuissance, mais présente - pour leur offrir un espace d’écoute et tenter de trouver des solutions les moins mauvaises possibles pour leur avenir. J’ai écouté Fatjon me dire que depuis son départ du Kosovo, son métier est "mort". Mais était-ce vraiment de son métier qu’il me parlait ? Je l’ai vu se dégrader au fil des jours qui le rapprochait de l’échéance où il serait de nouveau à la rue, avec sa femme et ses enfants. Ils me disaient “Je ne dors plus, j’ai l’impression d’avoir au moins cinq têtes tellement je pense”. Et puis, cette phrase, "Je n’y arrive plus, je n’y arrive plus...", entrecoupée de sanglots. J’avoue avoir pensé au pire, ce jour là.

Heureusement, si les institutions rejettent ces hommes, ces femmes et ces enfants, il arrive parfois que la société civile se mobilise. Ce fût le cas pour Fatjon et sa famille, ce qui allégea un peu leur fardeau... et le mien par ricochet.

Mais je pense aux enfants de Fatjon, qui depuis plus de trois ans voient leurs parents se faire rejeter par notre pays. Qu’en comprennent-ils ? Avec B. Golse (2012) il me semble que ces décisions juridiques, au travers de leurs répercussions symboliques provoquent "la honte d’être soi" en déclarant ces familles indignes de vivre en France. Certes leurs parents ne sont pas fautifs, mais les enfants vont pourtant se demander si leur origine culturelle a valeur de faute. Cela ne pourra que provoquer chez eux de la dépression au travers d’une double source, celle de la honte et celle de la culpabilité. Mais "comme dans toutes les histoires de traumatisme, il importe qu’un tiers puisse témoigner et être compatissant. Cela atténue la souffrance mais ne résout pas le problème de fond".

Au travers de cet écrit, c’est ce que j’ai voulu contribuer à faire, un soir d’insomnie plus douloureux que les autres.

Espérons que cette petite goutte d’eau sera tout de même entendue dans l’océan d’opinions qui considèrent, comme certains députés français, que défendre les droits humains fondamentaux, comme J.Toubon (2018) c’est avoir une vision caricaturale, peu réaliste de la question de l’accueil des demandeurs d’asile.

Je fais le rêve que ce témoignage puisse faire réfléchir nos sénateurs à l’heure où ils doivent étudier un texte qui aura des conséquences graves pour des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants déjà profondément éprouvés par la vie.

Je les implore solennellement de ne pas valider le fait que des hommes, des femmes et surtout des enfants puissent être détenus 90 jours, soit deux fois plus qu’avant, y compris dans des centre de rétention administrative non adaptés aux enfants. Comme l’a écrit une réfugiée afghane, une artiste "Aucune personne à la recherche de la lumière de la liberté et de la paix ne devrait être considérée dans l'illégalité par la loi."

Je leur demande de ne pas raccourcir les délais pour effectuer un recours contre la décision de l’OFPRA, qui sont déjà difficile à respecter, même pour ceux qui bénéficient de l’accompagnement de travailleurs sociaux.

J’ai l’espoir un peu fou qu’il influence le travail de juges de la CNDA, du Conseil d’Etat ou de la Cours de Cassation afin qu’ils ne rendent plus ou regardent de plus près certaines décisions scandaleuses de la CNDA - qui n’ont parfois plus que l’apparence de la justice, comme celle de Fatjon.

Pour ma part, cela fait plus de 10 ans que je travaille en CADA, dans ce bureau désormais encombré de tous ces fantômes du passé. J’y ai croisé tant d’hommes que les lois d’un pays de droit, la France, empêchent d’advenir et de s’épanouir, sous l’œil de leurs enfants.

Je pense qu’il est temps pour moi de me protéger en me déchargeant de ce poids, sans cesse un peu plus lourd, et de laisser à d’autres le soin d’être ce témoin indispensable mais tellement impuissant.

Céline Allafort, une intervenante sociale en CADA, parmi tant d’autres...
celine.allafort33@gmail.com
Avril 2018


Bibliographie :