Renarration finale

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Article publié par Pierre Blanc-Sahnoun le 17 juin 2018 sur Errances Narratives


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Nous avons reçu une longue lettre du jeune homme dont vous voyez la photo ci-contre. ce jeune homme adore les pratiques narratives et il adore aussi les parleurs et parleuses de Français.

Il est très intéressé par ce que nous fabriquons ici avec les idées narratives. Il suit de près leur adaptation au coaching, tous les petits bricolages et créations astucieuses et audacieuses que nous avons pu voir et entendre pendant ces deux journées magnifiques qui se sont terminées hier.


Il s’agit bien sûr de notre cher ami David Epston, le cofondateur avec Michael White des pratiques narratives, David qui est venu plusieurs fois à La Fabrique Narrative (Bordeaux) et à Relance Narrative (Genève) pour enseigner des Master Class, discuter et boire des coups avec nous. Chacune de ses visites a été une occasion d’apprendre, de s’inspirer, de revisiter les idées, de s’émerveiller de la poésie et de la magie des pratiques narratives.

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David m’a confié la mission délicate et difficile de traduire et d’interpréter le texte qu’il nous a envoyé. Mais si je traduis intégralement les quelques 27 pages passionnantes et érudites qu’il nous a adressées, j’explose très largement la petite demi-heure de renarration finale qui m’est accordée. Voici donc ce que j’ai décidé de vous proposer. Je vais vous résumer sa lettre et vous en lire quelques passages particulièrement marquants. Et puis vous en trouverez ensuite la traduction intégrale dans le wiki pratiques narratives, au même endroit que les compte-rendus et les matériaux pédagogiques des différentes conférences et ateliers de ces deux journées (à venir dans les prochains jours).

Ensuite, je vous proposerai une réponse collective à cette lettre, réponse composée à partir d’une cueillette de mots et d’expressions que j’ai effectuée tout au long de ces deux jours.

David commence par nous remercier chaleureusement de l’honneur que nous lui faisons en lui permettant de s’adresser à nous à l’occasion de cette conférence francophone. il nous dit qu’il a passé quelques nuits sans sommeil à réfléchir à ce qu’il pourrait nous dire et qu’il est conscient qu’il risque de couvrir beaucoup trop de terrain pour une simple carte postale, et donc qu’il souhaite que chacun d’entre vous reçoive une copie intégrale de la traduction afin de pouvoir la lire à tête reposée et de pouvoir se détendre dans son fauteuil.

Il partage ensuite avec nous l’histoire d’une révélation qu’il a eue à 17 ans. Il était au lycée. Il avait pris l’option français pendant 5 ans et un jour, alors qu’il traduisait en anglais une nouvelle de Guy de Maupassant, il se retrouva en train de crier : “ j’ai un esprit français, j’ai un esprit français !” Il ne pouvait le confier à personne car il craignait que ses parents ne s’inquiètent pour sa santé mentale. Quelques temps plus tard, traduisant du latin un passage De la guerre des Gaules de Jules César, David eut une révélation similaire il avait aussi un esprit latin. ça lui faisait donc 3 esprits , même si à l’époque il l’avait gardé ça pour lui, craignant d’inquiéter ses parents, aujourd’hui il nous dit que c’est à ce moment-là qu’il a réalisé que chaque langue possède une culture encodée dans ses mots et donc un esprit particulier. Et pour supporter cette conclusion, David cite Bachelard : “ parfois nos paroles pensent à notre place” et Cioran : “ on n’habite pas un pays on habite une langue”

David nous parle donc de la traduction, et il s’appuie sur ses expériences avec Marcela Polanco et Sumie Ishikawa pour nous dire que toute traduction des pratiques narratives implique une réinterprétation culturelle.

Pour illustrer son propos, David s’appuie sur la « hamburgerologie », qui est la science des hamburgers. Il existe, nous dit-il, à Oak Brook, dans l’Illinois, une Université du hamburger fondée par la firme McDonald’s pour former ses employés dans les différents aspects du management d’un fast-food. Elle a diplômé plus de 80000 étudiants et enseigne en 28 langues la façon de préparer un Mac burger afin qu’il soit exactement identique à Shanghai, à New York, à Mumbai ou Berlin. C’est exactement pour David la pire façon de traduire et de diffuser les idées narratives.

David raconte ensuite la façon dont Marcela Polanco notre collègue colombienne lui a fait prendre conscience de la façon dont l’anglais était une langue coloniale pour les pratiques narratives. cette partie très drôle qui se déroule à Cuba en 2007 sera développée dans la traduction disponible sur le wiki. ce qui est en ressort, c’est une différence entre deux sortes de traduction. la première est ce qu’il appelle la traduction domestiquée, Une traduction littérale mot à mot qui recherche la fidélité et la proximité avec le texte original. Celle-ci se rapproche pour David du hamburger de McDonald’s. Elle amène à gommer toutes les particularités sociales et culturelles de la langue dans laquelle le texte est traduit et amène le traducteur à être complice de sa propre colonisation.

Une seconde façon de traduire est selon David la traduction décolonisée (“foreignizing”). Il s’agit d’une traduction incluant et honorant le pays, la culture et la langue de destination, incluant sa littérature tenant compte de ses histoires culturelles sociales et politiques, remettant au premier plan ce que Michel Foucault appelle les savoirs assujettis. Assujettis parce que trop locaux, trop folkloriques, pas assez conceptuels, trop naïfs, hiérarchiquement inférieurs à l’érudition et à la science officiels.

La thérapie narrative, nous dit David a une dette considérable envers la philosophie et la sociologie françaises. il plaide avec Marcela Polanco, pour un échange culturel équitable (“fair trade”) qui enrichisse les deux parties . il honore la fierté et l’intégrité de la langue française et reconnaît que la littérature française a beaucoup à dire au praticien narratif en plus de la philosophie.

Pour finir, David cite un passage de son introduction à l’ouvrage posthume de Michael White “continuer la conversation” :

“ Michael, je voulais te dire que je m’intéresse désormais beaucoup à la bilingualité et aux politiques de traduction. Je me souviens qu’à chaque fois que nous avons parlé du fait que nos livres soit traduit dans d’autres langues, au départ nous étions émerveillés par ce miracle, mais ensuite nous étions plutôt inquiets sur l’exportation du savoir. Est-ce que la thérapie narrative deviendrait semblable à toutes les autres marques globales ? Ou bien était-il possible d’acculturer la thérapie narrative pour l’adapter à la culture, à la politique, et aux conditions matérielles de ceux qui la recevaient ? et si c’était possible, est-ce que ce franchissement de frontières pourrait conduire à sa mutation, et même à sa transmogrification ? Au fait, transmogrification signifie transformer de façon magique et surprenante. Est-ce que cela pourrait par hasard être l’une des voies empruntées par la thérapie narrative pour continuer à se renouveler perpétuellement ?”

Sa réponse à cette question et son conseil final pour nous les parleurs de français est le suivant :

“Il se peut que vous deviez beaucoup vous éloigner. Dans ce cas, revenez aussi près que possible. C’est là que nous nous retrouverons. Quel est donc cet endroit ? Celui que Marcela appelle la frontière où aucune langue ou culture ne règne sur une autre. C’est entre les langues que se joue la créativité. C’est là que se tiendra ce que David Denborough appelle « l’invention inter-culturelle ». Nous pensons, Marcela et moi, que ce genre « d’échange équitable » au sein de ces territoires frontaliers sera une façon pour la thérapie narrative de se ré-imaginer. Ré-inventez la thérapie narrative en la transportant dans votre culture et votre langue et je pourrai la re-créer en Anglais et la ramener à la maison, à Aoteraroa ( terre du crépuscule en maori nom original de la Nouvelle-Zélande) et en Australie.”

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A cette lettre puissante et émouvante, je vais maintenant essayer de répondre en notre nom à tous, en utilisant les mots et expressions entendu ici et là depuis hier matin. Mon cher David,

Nous te remercions d’avoir pris la peine de nous adresser depuis la terre du crépuscule cette belle lettre inspirée et inspirante. nous sommes heureux et honorés d’apprendre que tu as un esprit français. Ceci n’est pas totalement une surprise pour les amateurs de Bordeaux qui ont eu le plaisir de te côtoyer ici.

Nous te remercions de nous avoir appris aujourd’hui un mot de notre propre langue, le joli mot de transmogrification, dont on dirait bien qu’il sort tout droit de la maison Gryffondor.

Mon cher David, il y a bien longtemps que nous avons commencé à mettre en pratique sans même les connaître tes espoirs de réinvention permanente des pratiques narratives. Car notre histoire préférée c’est d’être des clowns francophones plutôt que des clones australiens. Et d’abord parce qu’en Francophonie, les thérapeutes et les coachs vivent en bonne intelligence se respectent et s’enrichissent de leurs différences. Mais aussi parce que les Français, Françaises, Suisses, Suissesses, Belges (bravo, c’est naturellement épicène, petite dédicace à Laure Romanetti) Québecquois, Quebecquoises, Canadiens, Canadiennes, Tahitiens, Tahitiennes, Ivoiriens, Ivoiriennes, Roumains, Roumaines ,et on espère beaucoup d’autres se rassemblent et se relient autour de la joie de partager et d’interpréter la partition à mille voix des idées narratives.

Pourtant David, il me semble bien que nous sommes malades et nous avons décidé de te consulter car nous avons tout essayé et nos problèmes reviennent toujours.

Sur les 584 maladies mentales répertoriées par le DSM5, nous en avons au moins, pfff… Tu sais David, les 584 ce sont juste les maladies pour les américains mais je pense qu’entre la France, la Suisse, la Belgique et le Québec, s’ils venaient discuter avec nous, ils en trouveraient plein auxquelles ils n’ont pas pensé.

Comme par exemple, les crises chroniques de tétracapilosection. La tendance que nous avons à adorer couper les cheveux en quatre.

Mais il y a plus grave.

Ces maladies, tu les connais, elles prolifèrent dès qu’elles rencontrent des individus. Elles adorent ça. Mais dès que les individus deviennent des personnes, elles deviennent des possibilités différentes, des façons de voir possibles. Les voix qu’ils entendent deviennent des mélodies plutôt que des maladies. Mais ça justement, c’est ce que l’on prend pour la maladie.

Ce serait donc ça l’Eupsychologie Narrative ? Prendre des individus et les transmogrifier en personnes ? Inviter Grinchouille à une soirée pyjama ?

David, si Michael revenait s’asseoir parmi nous, que penses tu qu’il répondrait à la question : “Michael, à l’été 2008, tu avais prévu de te retrouver avec David pour tout remettre à plat et réinventer totalement la thérapie narrative. Ce qui avait inspiré ce projet, c’était entre autres la question de savoir pourquoi beaucoup de praticiens narratifs avaient cessé d’innover et d’inventer, et pourquoi beaucoup de praticiens résonnaient comme toi plutôt que de résonner comme eux. Malheureusement, le 4 avril 2008 à San Diego a mis un terme brutal à ce projet de refondation. Mais Michael, après avoir passé ces deux jours avec nous, qu’as-tu vu, entendu ou ressenti qui pourrait te donner de l’espoir sur l’avenir de ce que tu as créé ?”

Est-ce que c’est TE AROHA, cette incompréhensible qualité de bonté se traduisant par un amour pour les gens, la terre, les oiseaux, les animaux, les poissons et tous les êtres vivants ? Ca tu le connais déjà puisque c’était exactement ta façon d’être, ce que David dans son beau texte lu à ton mémorial d’Adelaide en septembre 2008 a appelé “l’oeil d’amour”. Une expression qui a fleuri ici sur tous nos arbres de vie arrosés par la belle jardinière Dina. Dina et vous toutes nos sorcières bien aimées qui avez échappé au pilonnage du mythos par le logos vers 1500. Vous les éveilleuses présentes dans la salle. vous les membres du grand club de vie et du encore plus grand club de celles qui relient à la vie.

Qu’est-ce que la confrérie de protection du sens de la vie au travail représentée par Colette Estime de Soi et Emma Quête de Sens inspirerait à Michael ? Est-ce qu’il s’assierait sur la chaise du Burn Out pour faire un bout de causette avec lui ?

Est-ce que de le fait de parler avec des princesses et des ogres et de les laisser nous glisser des messages à l’oreille pourrait constituer à ses yeux une méthode de thérapie sociale ?

Et le fait de faire des apprenants nos meilleurs superviseurs et de les reconnaître comme des résistants pour les mettre à l’abri des Big 5 en déconstruisant l’ingéniérie d’apprentissage et l’usine à évaluer ? En déconstruisant les maîtres ? David, est-ce que Michael aurait été fier d’avoir démarré cette alliance entre l’oeil d’amour et la lucidité au service des élèves ? Lui qui était en échec scolaire, destiné à travailler en usine ?

David, est-ce que Michael aurait aimé manger avec Pecorina des pâtes au logis ? Avec les épices des mots jolis ? Et recevoir des lettre de la poste moderne ? Est-ce que la poussière de joie lui aurait fait éternuer le coeur à Michael, lui qui avait un coeur grand comme ça mais si sensible qu’il s’est brisé en cours de route ?

Mon cher David, je suis inquiet, il y a des symptômes. Je crains une épidémie de transmogrification dans notre communauté. D’autant plus grave que la transmogrification n’est pas encore répertoriée au DSM donc qu’il n’existe aucune molécule susceptible de la soigner et d’enrichir les actionnaires de l’industrie pharmaceutique. Dans des lieux aussi exotiques que Iasi en Roumanie, les praticiens narratif sont qualifiés de “gens qui viennent de la lune”. Il y a quelque chose dans l’air, ce n’est pas un zazard.

En plus nous avons attrapé l’éthique. Ca s’accroche partout. Elle nous soutient en nous posant des questions pour résister aux récits dominants du profit pour l’actionnaire. Promouvoir la dignité et la fierté dans l’entreprise, transformer les salariés en résistants. Résister à l’actionnaire, franchement pour un coach si ça c’est pas une pathologie !

Sans compter la psychonévrose de la ménagère ! Et les pervers pépères polymorphes. L’inspecteur Bertrand est sur leurs traces. On attend toujours la fin de son enquête. Peut-être pour la saison 2 ?

Un diagnostic d’expert sur notre capacité d’enchantement a confirmé ces inquiétudes : la grande majorité d’entre nous sommes d’anciens enfants . Mais sous l’effet des idées narratives, nous avons continué à vivre dans des mondes incroyables, avec aux pieds les bottes de l’ogre. Parfois nous nous mettons dans la peau des enfants pour partir à la quête des merveillosités. Nous faisons parler les doudous, c’est du vaudou de faire parler les doudous, la connaissance carnavalesque, ce n’est pas très sérieux ! Ce tropisme pour les merveillosités et la magie, David, c’est un symptôme, assurément.

Nous sommes tous d’anciens enfants, toi plus que tout autre, mais nous sommes tous et toutes aussi de futurs octogénaires. Et même, est-il permis le penser, de futurs mortes et de futurs morts ? Ce n’est pas très drôle alors avant de prononcer ce terrible mot d’ « héritage », faisons comme Angy alors, parlons plutôt de la vie. Faisons comme Laurence, faisons de la vie une danse. Célébrons chaque instant de cet immense privilège d’être vivant, faisons le pour honorer le courage de ceux qui savent que la mort fait partie de la famille. « Quelle importance, je suis en vie ! »

David, dis nous, est-il normal en 2018 de pleurer en regardant des films de vieux juifs américains de 1975 en super 8 ? Est-ce que la sensibilité est une catégorie du DSM proche de la dépression, ou pas encore ? Barbara, lorsque tu disais que la mort peut-être un amplificateur de conscience, imaginais tu qu’une conscience trop amplifiée par la mort puisse figurer un jour dans un catalogue de troubles mentaux ?

J’en ai parlé avec mon pied gauche.

« Pied gauche, lui ai-je demandé, qui est ce qui ne serait pas du tout étonné de m’entendre te demander ton opinion sur la communauté narrative francophone ? »

– ah ben mon frère le pied droit. J’ai toujours mieux réussi que lui.

– Waow, incroyable ! et à quel moment cette jalousie vient-elle s’interposer dans votre relation ?

– C’est moi qui danse. Lui il se contente de me tourner autour. Et en plus il est jaloux parce que quand je marche dedans, moi ça porte bonheur ! »

Pour finir de te narrer les multiples pathologies mentales graves qui affectent les narrapeutes francophones, mon cher David, un symptôme de plus : la confusion hallucinatoire entre hier, aujourd’hui et demain.

Hier en tant qu’individus nous étions des fourmis. Aujourd’hui en tant que personnes nous sommes une fourmi… hier.

Hier et aujourd’hui nous espérons que ces journées ont fait à notre pratique des idées narratives ce que le printemps fait aux cerisiers.

Et demain  ? Ah, mon cher David, c’est la seule chose de claire. notre avenir est tout tracé. Désormais c’est décidé nous visons les étoiles. Les étoiles, carrément ?

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Eh oui avec la FFPN, Fédération Francophone des Pratiques Narratives mais également Frisone Française Pis Noir, notre nouvelle voie ce sera une voie… lactée !

Cueillette et tressage des mots : Pierre Blanc-Sahnoun

Traduction de morceaux de lettre : Catherine Mengelle