Résister à la Honte et Choisir de Vivre au travers de l'Oeil d'Amour

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Auteure : Stephanie Arel
Source : Resisting Shame and Choosing to Live through the Loving Eye by Stephanie N. Arel
Date : 07/06/2017


Traducteur : Fabrice Aimetti
Date : 05/10/2018


Traduction :

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Cette semaine, j'ai terminé la lecture du livre Politics of Reality: Essays in Feminist Theory (1983) de Marilyn Frye, texte sur lequel je n'étais pas tombé lors de mes études sur le féminisme (que ce soit en théorie littéraire, psychologie, philosophie ou théologie). D'une certaine manière, j'aurais souhaité l'avoir lu plus tôt. D'une autre manière, je suis reconnaissante de cette toute nouvelle rencontre. De mon point de vue, théorique et personnel, j’ai été plus à même d’entendre le message fondamental que Frye transmet, ça n'aurait pas forcément été le cas par le passé. J'ai moins à me protéger aujourd'hui, et mon ego est moins fragile. Dans ce texte, elle cite les mécanismes autour desquels s'articulent les cultures occidentale et patriarcale. Son argument est clair et convaincant, même s'il menace la stabilité offerte par ces cultures. Nos vies y sont enracinées, même si notre éthique personnelle tend vers des modes de vie alternatifs et féministes. Frye pousse ses lectrices à vivre autrement, afin que nous puissions reconnaître les moments où nous conspirons contre / alimentons / respectons les messages patriarcaux et où nous laissons couler les derniers résidus de servitude le long de notre peau.


Pour les besoins de cet article, j'introduis deux concepts opposés que Frye présente dans son texte : l'oeil arrogant et l'oeil d'amour. Dans le chapitre intitulé "En danger et à l'écart du danger : Arrogance et Amour", Frye étudie comment les hommes de la culture phallocentrique (NdT : domination masculine) exploitent et asservissent les femmes. Les regards opposés et contradictoires de l'arrogance et de l'amour sont directement liés à l'expérience de la honte, qui sert à soumettre de façon très efficace les femmes à la culture patriarcale.

La honte fonctionne selon une logique que j'appelle "une logique d'exposition". La honte est intimement liée au concept d'être vu. Affectivement, la honte découle du fait que notre intérêt / exaltation sont partiellement tronqués. Par exemple, nous sommes attirées par une personne (réelle ou imaginaire), nous sommes intéressées par la réponse qu'elle nous fait, et nous supposons que quelque chose interfère avec le désir de cette connexion. Le contact est coupé et l'intérêt / l'exaltation sont partiellement interrompus. La honte en découle. Nous faisons l'expérience qu'une personne (réelle ou imaginaire) nous voit comme quelqu'un d'autre, différent, étranger, dénigré, mauvais ou sans valeur. Nous sommes perçues de la mauvaise manière. Cette perception erronée atténue la joie et parle du regard de cet oeil arrogant sous lequel (en tant que regard par défaut de la culture phallocentrique) nous nous trouvons souvent en quête d'approbation.

L'oeil arrogant part de l’hypothèse que la nature entière existe en tant que ressource pour son exploitation par l’homme. Cohérente avec le mythe occidental selon laquelle la création de la femme est liée à son rôle d'auxiliaire de l’homme, cette vision du monde conduit à la logique selon laquelle tout est soit "pour moi" soit "contre moi" (67). Un exemple de ceci est facile à trouver lorsqu'on regarde comment cela fonctionne à la Maison Blanche. L'oeil arrogant est menaçant, manipulateur et malhonnête. Incarné dans le personnage de l'homme oppressif, cet oeil "tente d'accomplir brièvement ce que les esclavagistes et les auteurs de violence sur les esclaves ont accompli en utilisant de manière prolongée la force physique, et il réussit dans une large mesure" (67) à assujettir et à contrôler. La honte - une réaction qui pousse les femmes à se cacher, à se retirer, à se faire violence, à disparaître, à se taire, à suivre les règles établies par la culture patriarcale, ... la liste est sans fin - est un moyen efficace pour l'oeil arrogant qui, au lieu de voir les femmes comme des agents à part entière, voit les femmes comme des outils pour atteindre des objectifs très particuliers.

D'un tout autre point de vue, l'oeil d'amour voit la personne pour ce qu'elle est vraiment : précieuse, digne et capable. "L'observateur qui a l'oeil d'amour", écrit Frye, "peut voir sans présupposer que l’autre représente une menace constante ou que l’autre existe à son service... Celle qui voit avec un oeil d'amour est séparée de l’autre personne qu’elle voit. Il y a des frontières entre elles" (74-75). Les frontières empêchent l'engloutissement du Soi par l'oeil arrogant qui souhaite que les autres fonctionnent à son service, qu'ils soient asservis. L'oeil d'amour n'a pas peur des frontières, de la force et de l'initiative et, plutôt que d'humilier, il restaure l'intérêt et la curiosité pour l'autre. Cet oeil d'amour apprécie, connaît et accepte l'indépendance de l'autre. Cet oeil est en contradiction avec la honte car, plutôt que d'imposer des conditions ou d'exiger certains comportements, cet oeil "regarde et écoute, examine et questionne" (75). L'oeil d'amour est donc à la fois généreux et ouvert / tolérant. L'oeil d'amour comprend la complexité de l'autre. Cette simple compréhension contredit le dévalorisant message d'indignité de la honte véhiculé par l'oeil arrogant.

Frye termine son livre sur le thème "Voir" encore mieux. Son texte m'a entraîné à voir les femmes, et à les voir à juste titre, comme dignes. Cela semble une tâche facile. Mais je l'ai employé récemment. J'hésite à l'admettre, mais chaque fois que je monte dans un train pour New York, généralement parmi les hommes blancs qui voyagent pour le travail, je me retrouve à classer les quelques femmes autour de moi... Je n'entrerai pas dans les détails. C’est bien suffisant pour dire que je les juge, que je me compare et que je les catégorise, décidant de ce qu’elles font dans la vie et pourquoi. Récemment, j'ai changé de posture et j'ai utilisé l'oeil d'amour. Au fur et à mesure des événements qui ont d'ailleurs pris une tournure amusante, j’ai eu le sentiment que cette stratégie m’avait en quelque sorte adoucie. Peut-être qu'elle m'a aidé à m'aimer plus. Je comprends maintenant ce que dit Frye : "L’attention est une sorte de passion. Lorsque nous portons notre attention sur quelque chose, nous sommes présents d’une manière particulière en relation avec cette chose. Cette présence, entre autres choses, est une présence érotique." (172). Pour moi, cela se relie à l'idée d'aimer les femmes - quels que soient leurs choix et la manière dont elles ont choisi de survivre dans une culture patriarcale (pour moi, c'est parfois un exercice difficile, mais j'ai trouvé l'exercice utile). Frye définit les lesbiennes "comme des femmes-voyantes" (173), une définition politique qui, intégrée dans le féminisme, pose la notion de supprimer le voile affreux de la culture patriarcale fondée sous le regard de l'oeil arrogant, afin de dévoiler le Soi très précieux. Il s'agit de vivre et voir à travers l'oeil d'amour.

Stephanie N. Arel est actuellement boursière postdoctorale à l'Institut pour l'étude bioculturelle de la religion (IBCSR) de l'Université de Boston, où elle travaille sur le projet des Différences entre les sexes dans la religion. Son intérêt pour l'enseignement et la recherche porte sur le croisement entre la théologie, la psychologie et la philosophie. Elle est l'auteure de du livre Affect Theory, Shame and Christian Formation (Palgrave Macmillan 2016) et co-auteure du livre Post-Traumatic Public Theology (Palgrave Macmillan 2016).