Les poèmes issus des mots sauvés : co-écrire de la poésie en thérapie narrative

De Wiki Pratiques Narratives
Aller à : navigation, rechercher

Rescued Speech Poems: Co-authoring Poetry in Narrative Therapy by Christopher Behan - Narrative Approaches - Narrative Therapy Archive - 2003.


Traduction de Fabrice Aimetti. Autorisation demandée à David Espton, le 9 août 2019.


Introduction

Dans mon travail avec les personnes qui me consultent, je recherche toujours le langage poétique. J'écris sur un bloc-notes sur mes genoux les mots et les expressions qui font ressortir des images brillantes de la vie et de l'imagination de la personne, ou qui dépeignent des désirs et des rêves colorés, ou qui parlent d'une manière ou d'une autre d'initiatives extraordinaires. Johnella Bird (2000) appelle cela "des paroles qui chantent". Lynn Hoffman (2002) appelle cela "le langage peint"[1]. J'appelle ça un discours poétique.


Sur la page, ces notes, fragments de nos conversations, ressemblent presque à des poèmes : des morceaux de pensée continue, des impressions, mêlées de contradictions - avec beaucoup d'espace entre eux. Récemment, il m'est venu à l'esprit d'essayer de partager des versions éditées de mes notes sous forme de poésie avec certains de mes clients, de la même manière que je propose des lettres pour prolonger l'histoire entre les séances. Cette idée m'a plu parce que la poésie est plus à même de contenir certaines des complexités de la parole et de la richesse des histoires de ceux qui me consultent.


Je suis constamment frustré d'essayer d'exprimer en prose la profondeur et l'enchevêtrement de la vie de mes clients. Un ami bouddhiste m'a récemment offert un aphorisme qui décrit bien la difficulté : "Les langues du Bouddha sont trop maladroites pour décrire l'illumination." Les poèmes évoquent l'association, la rêverie et la contradiction. La poésie a un "espace entre" pour décrire la multiplicité, le caractère provisoire et l'ambiguïté et est peut-être mieux adaptée pour rendre visible ces histoires subtiles des conversations thérapeutiques.


Le fait de co-écrire de la poésie avec des clients correspond aux aspirations de la thérapie narrative d'être une "thérapie de valeur/qualité littéraire" (Epston & White, 1990). Michael White souligne les raisons importantes et pratiques de documenter nos conversations par écrit : "ces pratiques de l'écrit documentent les événements les plus étincelants de la vie des gens et, ce faisant, contribuent à "sauver ce qui a été dit à partir du moment où ça a été dit" (rescuing the said from the saying of it), "ce qui a été raconté à partir du moment où ça a été raconté" (the told from the telling of it). (2000, p.6). La conversation, en tant que moyen de guérison, peut avoir plus d'impact lorsqu'elle est enregistrée sous une forme poétique et projeter dans l'avenir.


Je crains qu'en appelant cela une pratique d'écriture poétique, il puisse y avoir un certain danger à juger ces documents en fonction de normes académiques ou esthétiques élevées. Peut-être qu'un "professeur dont l'anglais est la langue maternelle" incitera les clients ou les thérapeutes à censurer leurs propres mots ou à considérer ces efforts comme "moins que des poèmes". L'intention n'est pas nécessairement d'écrire le meilleur poème mais de sauver le discours poétique. C'est pourquoi je préfère les appeler "des poèmes issus des mots sauvés", un genre alternatif qui ressemble à la prose à bien des égards, mais qui offre l'espace et la liberté d'une poésie ouverte.


Ce court article reflète les débuts de mes explorations identitaires poétiques avec quelques unes des personnes qui me consultent. J'offre des exemples de certains des travaux et des consignes initiales pour la co-écriture de poèmes avec des clients.


Rester libre

Je voyais Jeff, qui est thérapeute narratif, depuis quelques mois en consultation et comme il habitait loin de mon lieu de travail, nous ne nous rencontrions qu'une fois par mois environ. Après notre troisième séance, Jeff a dit : "J'ai l'impression que tout se passe bien et j'aimerais que vous puissiez écrire des lettres qui m'aideraient à conserver ces histoires". Depuis quelques mois, je voulais essayer d'autres formes d'écriture comme documents de suivi pour les personnes, et je me suis retrouvé à lui dire : "J'aimerais essayer d'écrire un poème en utilisant certaines des choses que vous avez dites aujourd'hui. Est-ce que vous seriez d'accord ?" Voici ce poème :


Rester libre

Je suis coincée ici, Soeur Mary Aloysius

Depuis l'enfance, j'ai vu des choses

Et je n'étais pas le bienvenu pour voir ce que je pouvais voir

Constatant la cruauté, l'injustice et le désarroi

Le désarroi est un acte de refus

J'étais l'enfant de mon père

Je pense que c'était la première fois que je devais vraiment dire comment j'étais par rapport au monde...

Et le début de la radicalisation de mon être

Penser en dehors du discours dominant

Suis-je fou ?

Carl Rogers, mon héros, comment ça pourrait mieux se passer ?

Ou sont-ils fous ?

J'ai le sentiment que les gens autour de moi ont plus de respect pour moi et croient plus en moi que moi-même.

En plus de ne pas être visible, se sentir exposé d'une certaine manière

Quand j'oublie la fonction, je peux remplir la fonction.

Je m'éloigne de la résignation à la vie en traversant la vallée.

Vous savez : traverser la vallée

Je suis en route, je suis en route,

Etre visible

Détenir un pouvoir

Croire que cela peut arriver

Confirmer la croyance que cela pourrait arriver

Ma vie a été menée en trouvant des choses en lesquelles je peux croire.

Et je me jette dans ces choses-là

Je vais créer ma propre version du courage.


La co-écriture de poèmes de thérapie a modifié la qualité de mon écoute en consultation avec les gens. Je suis plus à l'écoute des expressions particulières de mes clients, développant encore plus ce que Bird appelle un sens des mots (feeling for words) (2000, p.17). Les mots et les expressions semblent bondir de leur bouche sur la page. Les histoires sont rendues plus souples, plus ouvertes. Dans la poésie, le temps est circulaire. Comme l'a fait remarquer le poète irlandais Eavan Boland (2000) :

Ainsi, même si les mots du poème arrivent, ils organisent déjà, de la manière la plus subtile et la plus puissante qui soit, des expériences qui se sont déjà produites. Ils traversent le temps et l'expérience pour montrer qu'après tout, c'était incomplet. (p. xxvi)


Les poèmes deviennent des reflets qui enchaînent l'expression orale sans imposer de sens. Ils expriment souvent des points de vue forts sur le passé et le présent et expriment des aspirations puissantes pour un avenir différent. Les poèmes offrent un espace linguistique et une distance métaphorique permettant aux clients d'explorer les liens avec les autres, leur engagement dans le monde ou une autre vision d'eux-mêmes.


Lorsque je prends des notes sur les expressions de mes clients, je vérifie avec eux ce que j'enregistre : Est-ce ainsi qu'ils veulent le dire ? Est-ce important pour eux ? Ce processus constant permet de s'assurer que la voix de la personne qui me consulte est une voix privilégiée. En même temps, je deviens un co-auteur actif en façonnant le début du poème, en conservant les préférences du client, en recherchant un langage coloré, en juxtaposant les récits préférés et les récits saturés par le problème, en parcourant les chemins de traverse, en cherchant des contradictions et des ouvertures.


Vivre les questions

Les conseils de Rilke (1934) à un jeune poète m'ont inspiré. Dans les moments difficiles de ma vie, quand je me suis sentie troublé, entre deux eaux (betwixt and between), j'ai récité ses paroles presque comme une incantation pour pouvoir m'asseoir avec des questions sans réponse. Telles sont les questions qui semblent surgir dans les conversations thérapeutiques : Comment vais-je m'en sortir ? Pourquoi est-ce que ça arrive ? Qui va m'aider ? Cette citation correspond à la façon dont je vois les poèmes en thérapie - une façon de garder les questions ouvertes.


Soyez patient envers tout ce qui n'est pas résolu dans votre coeur et essayez d'aimer les questions elles-mêmes comme des pièces fermées à clé et comme des livres qui sont écrits dans une langue étrangère. Ne cherchez pas maintenant les réponses, qui ne peuvent pas vous être données parce que vous ne pourriez pas les vivre. Et le but, c'est de tout vivre. Vivez les questions maintenant. Peut-être vivrez-vous alors peu à peu, sans vous en apercevoir, un jour lointain dans la réponse. (p. 35)


Je me sens souvent très humble devant l'énormité et la complexité des situations que mes clients m'apportent. Je me demande : "Comment pourrons-nous un jour comprendre tout ça ?" D'une manière ou d'une autre, le processus de co-écriture de poèmes en thérapie, le fait de le dire et de sauver ce qui a été dit, de garder les questions ouvertes, me rassure. Le poème issus des mots sauvés est un texte à interpréter, devenant l'histoire à travers laquelle la personne peut vivre.


Comme le souligne Bachelard (1964) dans son étude phénoménologique de la poésie, l'image poétique en vient à être en réverbération. La poésie existe dans le son, dans ses résonances et ses réverbérations. Les poèmes sont faits pour être dits à voix haute. Une fois que les mots s'expriment dans le son, ils prennent vie. Ainsi, le poème fait son lecteur autant que le lecteur fait le poème.


Très souvent, une personne ne sera pas en mesure de répondre à une question posée au cours de la séance et je lui dirai : "Vous n'êtes pas obligé de répondre maintenant ; laissons simplement la question ouverte". Parfois, il y a une expression remarquable qui reflète l'esprit de la séance ou qui maintient un espoir. Un court poème qui répète la question ouverte et réitère ces quelques expressions clés étend la conversation au-delà de la salle de thérapie.


Voici un exemple d'un court poème que j'ai co-écrit avec Julia, une jeune femme qui avait récemment quitté une relation violente avec son petit ami. Julia avait décrit les peurs qui avaient surgi à la suite de cette violence et de son départ : méritait-elle le nouveau bonheur qu'elle avait trouvé ? Son nouveau partenaire penserait-il qu'elle est "insupportable" ? Pourrait-elle vraiment croire que ses amis et sa famille pourraient voir sa force de vie renouvelée ou la considéreraient-ils comme une victime ?

Je sais au fond de mon coeur

Je peux croire ce qu'ils voient de moi

Je commence à peine à le voir à nouveau.

Commencer à être la personne qu'ils voient

Mais je suis encore plus bienveillante

Mon coeur est si grand maintenant

Parce que j'ai vu la douleur.


Consignes pour co-écrire des poèmes

C'est une pratique relativement nouvelle pour moi et j'ai le sentiment qu'il y a une infinité de directions possibles. Voici quelques idées qui pourraient aider ceux qui s'intéressent à ce type de projets de co-écriture avec les personnes qui les consultent :

  • Je pense qu'il est préférable d'utiliser mot pour mot les propos (verbatim) de la séance, en particulier ceux de la personne qui me consulte.
  • Cependant, je peux inclure certains de mes mots, en particulier des questions que j'ai pu poser ou que j'aurais voulu poser.
  • Pour écrire les poèmes, je choisis des mots et des phrases de mes notes qui se démarquent comme des représentations des préférences de la personne, qui relient la personne à d'autres personnes, qui évoquent des lieux et des choses marquantes, qui sont liés aux espoirs et aux rêves, qui démontrent l'action, qui parlent des émotions.
  • Je cherche à faire la chronique d'un langage coloré et d'images évocatrices. Cela apporte l'instantanéité et le moment présent dans les poèmes.
  • Il est également important de consigner les descriptions des problèmes. Ils peuvent fournir un contrepoint/contre-chant nécessaire au récit préféré de la vie de la personne.
  • Les poèmes prennent une forme ouverte, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas à se conformer à des règles concernant les rimes, le mètre ou le format. Les poèmes en rimes peuvent cependant plaire à certaines personnes.
  • Je comprends que la poésie ne convient pas à tout le monde. Certains de mes clients semblent plus réceptifs à la poésie. Je suis plus enclin à suggérer de co-écrire des poèmes avec eux.


Lorsque le client revient me voir après avoir reçu l'un des poèmes co-écrits que j'ai envoyés, je suis toujours sûr de prendre connaissance de ses réflexions sur le poème : ce qui lui convenait, ce qui ne lui convenait pas et toutes les implications pour sa vie. Ces réverbérations prolongent la vie du poème. J'encourage également les clients à faire circuler leurs poèmes afin d'amener leur public principal - famille, amis, partenaires - à prendre connaissance de l'état actuel de leur voyage. Mes clients m'ont dit qu'à chaque re-narration du poème, l'expérience s'enrichit.


Les poèmes issus de mots sauvés ont donné naissance à une pratique plus poétique avec les personnes qui me consultent. Aujourd'hui, mon travail consiste à trouver les mots et à les partager. J'ai été touchée d'entendre un de mes clients me parler d'un poème lu à haute voix à un être cher ou affiché sur le réfrigérateur familial. Un de mes clients m'a apporté un sonnet de Edna St. Vincent Millay qui résonnait avec un poème qu'il avait co-écrit avec moi. Un monde de possibilités s'ouvre autour du partage de poèmes dans les deux sens, reliant les poètes à travers le temps.


Les pratiques poétiques sont explorées simultanément dans toutes sortes de contextes thérapeutiques et d'organisation communautaire ces jours-ci et présentent de nombreuses possibilités. Je sais que les gens de Dulwich Centre (Denborough, 2000) ont recueilli des paroles de chansons à partir des images et des thèmes des personnes rassemblées lors des rencontres communautaires. Dans leur enseignement, Jill Freedman et Gene Combs (2001) ont mené des explorations poétiques avec des thérapeutes. Cheryl MacNeil (2000) a écrit un article fascinant sur la pratique prometteuse de l'écriture de poèmes basés sur des citations tirées de sujets de recherche qualitative, qu'elle appelle la "transcription poétique". Jane Speedy (2003) écrit actuellement des poèmes dans les deux sens avec certaines des personnes qui la consultent en thérapie. J'espère que ces pratiques poétiques continueront à se développer.


Remerciements

Je suis reconnaissant aux personnes qui me consultent pour leur patience vis-à-vis de mes envolées fantaisistes. Merci à Jeff Scannell et Julia qui m'ont donné la permission d'utiliser leurs poèmes issus des mots sauvés en tant qu'exemples dans cet article. La beauté et l'intensité des poèmes reflètent la beauté et l'intensité de la vie vécue.


Notes

  1. Pour ceux qui s'intéressent à l'importance du langage en thérapie, aux pratiques de l'écrit et à la poésie de la vie quotidienne, Lynn Hoffman's Family Therapy : An Intimate History' et Johnella Bird's A Heart's Narrative peuvent être une source d'inspiration. Ils l'ont certainement été pour moi.


Références

Bachelard, G. (1964). The poetics of space. (M. Jolas, Trans.). New York: Orion Press.


Bird, J. (2000). The heart’s narrative. Auckland, New Zealand: Edge Press.


Denborough, D. (2000). Living positive lives: A gathering of people living with HIV and workers in the HIV sector. Dulwich Centre Journal, 4, 3-37.


Freedman, J., & Combs, G. (2001, February). Bringing forth the poetry in “little sacraments of daily existence”. Paper presented at the International Narrative Therapy and Community Work Conference, Adelaide, Australia.


Hoffman, L. (2002). Family therapy: An intimate history. New York: W. W. Norton.


MacNeil, C. (2000). The prose and cons of poetic representation in evaluation reporting. American Journal of Evaluation, 21 (3), 359-367.


Rilke, R. M. (1934). Letters to young poet. (M. D. H. Norton, Trans.). New York: W. W. Norton .


Speedy, J. (2003, July). Using “poetic” documents in narrative therapy. Paper presented at the International Narrative Therapy and Community Work Conference, Liverpool, England.


Strand, M., & Boland, E. (2000). The making of a poem: A Norton anthology of poetic forms. New York: Norton.


White, M. (2000). Reflections on narrative therapy. Adelaide, Australia: Dulwich Centre Publications.