Externalisation du problème et internalisation du sentiment d'initiative personnel

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Auteur : Karl Tomm
Source : Journal of Strategic and Systemic Therapies Vol 8 #1, Spring 1989


Traducteur : Fabrice Aimetti (avec l'aimable autorisation de Karl Tomm, Guilford Press, Jim Duvall de JST Institute le 1er février 2022)
Date : 31/01/2022


Traduction :

INTRODUCTION

Au cours des dernières années, un thérapeute familial australien exceptionnellement doué, Michael White (1984, 1986, 1987, 1988), a mis au point une technique de psychothérapie innovante consistant à "externaliser le problème". Paradoxalement, cette technique est à la fois très simple et extrêmement compliquée. Elle est simple dans le sens où ce qui est fondamentalement en jeu est une séparation linguistique qui distingue le problème de l'identité personnelle du patient. Cette intervention ouvre un "espace conceptuel" permettant aux patients de prendre des initiatives plus efficaces pour échapper à l'influence du problème dans leur vie. Ce qui est compliqué et difficile, c'est le moyen délicat d'y parvenir. White a récemment qualifié son travail de "thérapie du mérite littéraire". En d'autres termes, c'est par l'utilisation précise du langage dans une conversation thérapeutique que les initiatives de guérison du patient sont remobilisées. Ce qui rend cette technique intéressante pour les thérapeutes, c'est qu'elle peut être employée pour contribuer l'atténuation d'un large éventail de problèmes (y compris des troubles très graves comme la schizophrénie, la dépression, la paranoïa, la violence et le risque de suicide).

White cite deux grandes sources d'inspiration pour son travail. Toutes deux sont issues des sciences humaines. La première provient de Gregory Bateson (1972, 1979), anthropologue et philosophe américain d'origine britannique, qui a appliqué la cybernétique aux sciences sociales et élaboré une nouvelle une nouvelle vision de "l'esprit". Les principales contributions de Bateson comprennent l'importance de l'épistémologie sur la question se savoir "comment nous savons ce que nous savons", des "différences fondamentales qui font une différence" dans les systèmes vivants et des "patterns écologiques qui connectent" les formes. La deuxième source d'inspiration c'est Michel Foucault (1965, 1973), historien et philosophe français, qui a procédé à une analyse socipolitique de l'émergence de la médecine moderne dans la culture occidentale. Foucault révèle comment les systèmes de savoirs comme la médecine peuvent être extrêmement oppressifs en transformant les personnes en "sujets" déshumanisés à travers une classification scientifique "au travers de la suzeraineté du visible et du regard". Dans ma propre tentative de comprendre et de clarifier la contribution de White, j'ai puisé dans l'œuvre de Humberto Maturana (1972, 1987), biologiste et neurophilosophe chilien, qui a proposé une théorie globale de la cognition. Maturana explique comment l'esprit naît de l'interaction humaine et du "langage". L'"esprit n'est pas dans le cerveau", il réside dans l'interaction linguistique entre les acteurs humains. Ainsi, la conscience est fondamentalement sociale, et non biochimique, physiologique ou neurologique. Malheureusement, le temps ne permet pas une description adéquate de ces contributions théoriques et de leurs liens avec la méthode de White.

EXTERNALISATION DU PROBLÈME

Il y a environ 10 ans, White a fait une découverte simple mais déterminante. Alors qu'il travaillait avec des enfants souffrant d'encoprésie, il a observé que les progrès cliniques étaient meilleurs lorsqu'il était capable de parler du problème comme s'il était distinct et séparé de l'enfant. Il a inventé l'étiquette "Caca Sournois" pour désigner l'encoprésie (1984) et l'a personnifiée comme une entité extérieure à l'enfant (1986). Par exemple, avec un enfant en particulier, il pourrait introduire cette notion en demandant : "Comment appelles-tu les trucs sales qui te causent des problèmes ? "Caca" ?"... "As-tu déjà fait l'expérience de "Caca" qui apparaît sournoisement et te prend au dépourvu, par exemple en se glissant dans ton pantalon alors que tu es occupé à jouer ?". Si l'enfant répond par l'affirmative, White poursuit en posant des questions sur les influences malveillantes que la créature "Caca Sournois" a exercées sur l'enfant en créant de l'inconfort, de la tristesse, de la frustration, des problèmes familiaux, etc. Il interroge également les autres membres de la famille sur l'influence que "Caca Sournois" a eue dans leur vie : "Quand votre fils s'est fait piéger par "Caca Sournois" pour qu'il fasse des saletés, que vous arrive-t-il ?"... "Quand "Caca" provoque du dégoût et de la frustration, que vous fait-il faire ?". Il devient peu à peu évident pour la famille (avec une touche d'humour) qu'ils sont tous persécutés par un ennemi commun, qui est distinct de l'identité de l'enfant en tant que personne.

White enchaîne cette première piste d'enquête (sur l'influence de "Caca Sournois" sur la famille) avec une autre série de questions sur l'influence de l'enfant et de la famille sur "Caca Sournois". Par exemple, "Y a-t-il eu des moments où tu as vaincu "Caca" et où tu l'as remis à sa place plutôt que de laisser "Caca Sournois" te vaincre ? ... Y a-t-il eu des moments où "Caca' a poussé votre fils à faire des saletés et vous a incité à vous énerver contre lui, mais où vous avez réussi à échapper à ses incitations et à apporter votre soutien à la place ?". L'enfant et sa famille perçoivent généralement ces nouvelles questions comme bizarres. En effet, elles le sont, surtout lorsque tout le monde a été tellement absorbé par les effets gênants du problème. Cette deuxième série de "questions influentes" permet de mettre en évidence les ressources dont dispose la famille pour atténuer le "pouvoir" du problème sur elle. Les membres de la famille sont invités à constater qu'ils ont déjà pris des mesures efficaces contre le problème. Cette enquête ne fait pas que valider la compétence de la famille, elle contribue également à l'externalisation du problème.

Bien que cette nouvelle approche ait d'abord été élaborée dans le cadre d'un travail avec des enfants souffrant d'encoprésie, elle a depuis été généralisée à un large éventail de problèmes et a été appliquée avec succès auprès d'adultes, de couples et de familles (White, 1986). Par exemple, dans un article récent sur la schizophrénie, White (1987) décrit comment il est possible d'externaliser la schizophrénie en tant que maladie, puis d'externaliser les caractéristiques du "mode de vie dans le coin" (c'est-à-dire l'ensemble des symptômes négatifs) qui sont induites par la schizophrénie, puis d'externaliser les pratiques spécifiques qui soutiennent ce mode de vie, et enfin d'externaliser les hypothèses et préjugés pathologisants sur lesquels reposent ces pratiques. En d'autres termes, le processus d'externalisation du problème est progressif. Il ne s'agit pas d'un recadrage figé du problème, mais d'un processus continu de co-construction d'une "nouvelle réalité" dans la dissociation thérapeutique continue du problème, en le "détachant" de l'expérience de soi du patient en tant que personne. C'est-à-dire qu'il y a une séparation systématique de tous les aspects, idées, suppositions, croyances, pratiques, attitudes et modes de vie problématiques de l'identité dominante du patient.

La raison pour laquelle ce processus est si bénéfique est qu'il constitue un antidote efficace à un processus de pathologisation involontaire mais omniprésent dans l'interaction humaine, à savoir l'étiquetage négatif. Par exemple, au cours des conversations habituelles sur le problème avec les membres de la famille, les amis et les proches, le problème a tendance à être "collé" sur l'identité ou la personnalité du patient. Cela arrive parce que le "sens commun" suppose que "la personne qui a le problème est le problème". Le système médical et le DSM III soutiennent également cette affirmation. "Le trouble mental est dans la personne". Les conversations professionnelles et populaires qui reposent sur ce présupposé sont involontairement pathologisantes dans la mesure où elles contribuent à l'élaboration d'une identité à problème à travers l'étiquetage. Au fur et à mesure que le problème est incorporé à l'identité personnelle du patient, il devient de plus en plus difficile d'y échapper. Cela est dû au fait qu'il n'est pas possible pour une personne de s'échapper d'elle-même. "Je suis schizophrène, c'est pour ça que je fais des choses bizarres". Ainsi, l'externalisation du problème est une technique thérapeutique très utile qui ouvre un espace pour "annuler" certains des effets négatifs de l'étiquetage social.

RÉFÉRENCES

  • Bateson, G., Steps to an Ecologv of Mind. Ballantine Books, New York, 1972
  • Bateson, G. Mind and Nature: A Necessary Unity Bantam Books, New York. 1979.
  • Foucault, M., Madness and Civilization; A History of Insanity in the Age of Reason Random House, New York, 1965.
  • Foucault, M., The Birth of the Clinic: An Archeology of Medical Perception. Tavistock, London, 1973
  • Hafner, J., Mackenzie, L., and Costain, W., “Family Therapy in a Psychiatric Hospital: A Controlled Evaluation” Unpublished Manuscript, 1988.
  • Maturana, H., and Varela, F., Autopoiesis and Cognition The Realization of the Living, Reidel,~ Boston, 1972.
  • Maturana, H., and Varela, F., the Tree of Knowledge. Shambhala, Boston, 1987
  • Tomm, K., “Interventive Interviewing: Part II, Reflexive Questioning as a Means to Enable Self Healing” Family Process,. 1987.
  • White, M., “Pseudoencopresis: From Avalanche to Victory, From Vicious to Virtuous Cycles” Journal of Family Systems Medicine. 1984.
  • White, M., “Negative Explanation, Restraint, and Double Description: A Template for Family Therapy” Family Process, 1986.
  • White, M., “Family Therapy and Schizophrenia: Addressing the In-the-corner Lifestyle” Dulwich Centre Newsletter 1987
    Cf. Prise de note, présentation et commentaires à propos du mode de vie dans le coin lié à la schizophrénie par Denis Foltran
  • White, M., “The Process of Questioning: A Therapy of Literary Merit?” Dulwich Centre Newsletter, 1988.